Libre parole

Yvon Ollivier, bro leon

Yvon Ollivier : Nous avons tous des choses à dire de ces blessures intériorisées pendant si longtemps, de la déculturation imposée sous le poids du mépris. Alors ouvrons la parole !

Pour ce qui me concerne, j’ai grandi entre Brest et Guipavas, non loin de la ferme de mon grand-père. Je suis issu de ce milieu paysan bas-breton et enfant, j’entendais mes grands-parents maternels et les anciens de la famille s’exprimer tous en breton. Je me souviens que mon grand-père, du côté paternel, parlait aussi le breton, mais le plus souvent à ses vaches. Ma mère savait le breton mais le parlait peu, puisqu’on lui avait inculquée l’habitude de répondre en français à ses parents qui s’adressaient à elle en breton. 

Enfant et adolescent, j’entendais donc cette langue bretonne qui est restée pour moi une musique, puisque jamais personne ne s’est adressé à moi dans la langue qui aurait dû être la mienne. Il ne fallait pas ! Jusqu’à l’âge de vingt ans, je ne me suis jamais trop posé de question sur ce que cela signifiait. Il y a tant à faire pour réussir sa vie. Les questions viennent avec le temps, comme la conscience d’avoir été victime d’une dépossession de soi terrifiante, d’une forme odieuse de deshumanisation d’autant plus odieuse qu’elle ne dit jamais son nom et qu’elle est jugée conforme au droit et à l’idéologie républicaine. 

Le pire dans cette histoire, c’est que l’on a contraint nos parents à taire leur langue, à briser la chaîne de la transmission au nom de l’impératif de réussite sociale. On a fait d’eux des victimes et des bourreaux, à l’image de ces enfants à l’école contraints de dénoncer leurs camarades qui s’exprimaient en breton pour ne plus porter le symbole ou la vache dont ils avaient hérité pour un mot breton déplacé. La violence psychologique inhérente à ce processus de deshumanisation est d’autant plus tragique qu’elle est intériorisée, et qu’elle se transmet aux générations suivantes.

Tout ce que j’ai hérité du breton de ma mère, c’est cette comptine :

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te zo sot, me zo fin, a te po dour, a me mo gwin

Ca fait peu pour une langue. J’ai surtout hérité du non-dit, du manque et de cette curieuse blessure à l’origine de mon engagement militant, lorsque j’ai pu comprendre ce que cela signifiait. 

Lorsque ma mère est morte, j’ai appris des choses. J’ai appris que lorsqu’elle était jeune, elle chantait en breton avec sa sœur dans les pardons et les fêtes du bleun brug. Et ma mère chantait divinement bien. On ne me l’avait jamais dit ça ! 

Plus qu’un souvenir…

Aujourd’hui, il me reste cette langue que j’essaie d’apprendre laborieusement, mais surtout cette petite musique que je reconnais si bien. Lorsque j’entends parfois le breton du Léon, dans les video de job an irien par exemple, je retrouve mes grands-parents et la langue qui aurait dû être mienne. Ca me fait un bien fou et en même temps, ça me remue les tripes ! 

On m’a dit également, que dans les années soixante, ils avaient fait un grand ménage de vieilleries dans la ferme de mon grand-père. Ils avaient brûlé les lits clos et le contenu d’une armoire rempli d’ouvrages en breton. Sur la vie religieuse mais aussi sur la vie pratique et notamment sur l’art du dressage des chevaux où nos ancêtres excellaient. Ils étaient heureux d’y foutre le feu, m’a dit un jour ma tante, avec regrets. 

Un jour ma belle mère m’a dit que lorsqu’elle était jeune fille et qu’elle rejoignait la ville de Quimper, on lui disait en breton : « Maintenant tu mets ton breton dans ta poche et ton mouchoir par-dessus ! ». Mais c’est quoi cette société où l’on doit tuer sa langue avant de gagner la grande ville ? 

Voilà, ce que je peux dire pour ma part du grand cadeau que la République nous a fait et qui s’appelle deshumanisation. 

J’entends ceux qui nous diront, « Mais c’est n’importe quoi ! C’est inintéressant ! On ne refuse pas le progrès ! On ne revient jamais en arrière ! Il ne sert de regarder en arrière ! Ceux qui auraient pu en souffrir sont tous morts ! ».

Moi je crois simplement que l’on ne construit rien de durable sur la deshumanisation (celle de l’autre ou la sienne) et que le premier des devoirs et des progrès humains consiste à mettre les mots dessus. Après seulement, on peut construire. 

Je rajouterais encore qu’il n’existe pas de civilisation supérieure. Et que la pensée de bénéficier de la culture supérieure, ou d’être dépositaire de « la civilisation » est la porte ouverte à tous les crimes. Il faudrait le dire et le dire à tous les républicanistes français, qu’ils soient de droite ou de gauche. 

La République nous doit des comptes aujourd’hui, et certainement mieux que les politiques linguistiques tellement dérisoires qu’elles s’inscrivent pleinement dans cette œuvre de deshumanisation. 

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Alors oui, prenons la parole !

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