réflexion
Colonialisme
Faut-il évoquer la « colonisation » dans les rapports entre la Bretagne et la France ?
Pourquoi retrouver aujourd’hui les accents du colonialisme pour évoquer les rapports entre Paris et la Bretagne ?
Un constat : Au sein de la société française actuelle, sous le joug de ses présupposés ethnocentriques – indivisibilité d’une souveraineté nationale et absolue, principe d’unicité du peuple français – et de sa conception centraliste du Pouvoir parisien, il n’y a aucune espérance pour la Bretagne de voir sauvegarder son être et son âme.
Le système France est bien trop fort, trop cohérent qui repose largement sur son idéologie républicaine et la captation des élites locales qui viennent donner leur caution démocratique à l’éradication de nos langues et de nos cultures.
Il suffit d’ouvrir les yeux, d’écouter nos grands élus qui se félicitent d’une politique linguistique aboutissant à n’enseigner la langue bretonne qu’à 3% de nos enfants, pour comprendre.
Comment ne se rendent-ils pas compte que c’est foutu et que leur responsabilité historique est écrasante ? Que reste-t-il à dire si nos élus sont d’accord ? Que reste-t-il à dire si ceux qui pourraient tenir un autre discours n’ont de cesse de s’inféoder au premier parti parisien qui passe ?
Si nous avons connu la résilience culturelle, nous ignorons encore tout de la résilience politique. Et faute de renouveau politique en Bretagne, ce sont nos langues et notre culture qui sont menacées d’extinction.
Nous sommes en train de sortir de l’Histoire, sous couvert de menus égards et de propos apaisants sur les bienfaits de la diversité. Paris n’a plus à s’inquiéter de nous puisque plus personne ne s’oppose à ce lent processus d’étouffement au profit du monopole linguistique, identitaire et culturel de la « civilisation supérieure ». Même ceux qui viennent d’ailleurs, trouvent davantage d’égards aux yeux de Paris, à présent, que nos vieilles cultures.
Et l’avenir est sombre, plein d’un sursaut souverainiste d’une France inquiète et naturellement tournée contre la diversité. Le discours auquel tant d’entre nous ont cru de bonne foi, celui d’une France respectueuse des droits humains, diverse, multiculturelle, a laissé place à la réalité d’une confrontation brutale entre les cultures.
Voici venu le temps des peurs et de la « pensée des assiégés ». Il suffit d’écouter la surenchère des élus de droite, qui songent désormais à sortir des Conventions internationales protectrices des droits humains. Le Conseil constitutionnel nous l’a rappelé récemment en rejetant ce qui fonctionne le mieux en Bretagne, l’immersion linguistique pratiquée par le réseau Diwan.
Appliquer le concept de colonisation à la Bretagne semblera décalé aux yeux de certains, en ce qu’il est difficile à penser et en ce que, dans l’imagerie populaire, il concerne avant tout la grande période d’expansion coloniale des Etats européens au 19ème siècle en direction de l’Afrique et de l’Asie
Mais le phénomène est beaucoup plus ancien. Il est consubstantiel à l’humanité. A y regarder de plus près, on retrouve dans les rapports entre le France et la Bretagne tous les traits majeurs d’une colonisation pouvant être qualifiée de « presque réussie ».
La Colonisation peut être définie comme l’occupation, l’exploitation, la mise en tutelle d’un territoire sous-développé et sous-peuplé par les ressortissants d’une métropole. Les processus de colonisation sont aussi divers que les réalités qu’ils recouvrent.
Ils peuvent revêtir un caractère économique (mise en coupé réglé d’un territoire ou subordination de ses intérêts à la centralité), politique (disparition de la souveraineté et de l’autonomie) , militaire ( domination militaire et mise en demeure de verser son sang au profit de la métropole) ou culturel (infériorisation de la langue et culture du colonisé voire éradication pure et simple) , ou se manifester d’autres manières ; se développer de manière violente ou d’une manière beaucoup plus insidieuse.
La domination politique
La domination politique progressive imposée par la France à la Bretagne ne saurait faire le moindre doute, avec l’union imposée par la défaite militaire de Saint aubin du Cormier, sous réserve du respect scrupuleux des droits et libertés bretonnes, puis la disparition de ces mêmes franchises à la révolution avec la réduction du territoire breton à cinq départements.
La mise en œuvre tardive d’une décentralisation à la fin du vingtième siècle ne saurait adoucir la réalité de cette perte totale d’autonomie. La décentralisation apparaît ici comme l’agent légitimant du centralisme parisien, ainsi que de la partition du territoire historique breton.
La partition purement arbitraire de la Bretagne historique, toujours maintenue par Paris, figure au rang des manifestations traditionnelles d’une logique de domination coloniale. Jetons un œil vers l’Afrique où les puissances coloniales se répartirent le gâteau africain à grands coups de crayons rectilignes au congrès de Berlin, faisant fi des réalités ethniques et culturelles.
La domination militaire ne saurait soulever la moindre opposition puisque les Bretons sont réduits au rang d’agent de l’impérialisme français depuis quelques siècles déjà. La mémoire collective demeure imprégnée de la saignée des 150 000 morts bretons de la guerre 14/18, mais il s’agit bien d’un phénomène ancien. Les Bretons, soldats et marins chevronnés, ont mis leurs compétences au service de la métropole.
La domination économique
La domination économique est sans doute plus complexe à aborder, car on nous opposerait, avec raison, que la situation actuelle, n’est pas si dégradée. Certains nous envieraient même. Et pourtant, quelle perte de chance ! La Bretagne, deuxième puissance maritime au 17eme siècle, en a perdu sa maritimité et sa grande tradition commerciale, sacrifiées à d’autres intérêts, sous le regard distrait des élus bretons.
Au moment où j’écris ces lignes, l’Etat français vient de se coucher devant le Royaume uni en ce qui concerne l’accès aux zones de pêche. Si le dynamisme économique des Bretons, leur sens du travail et leur rigueur nous permet aujourd’hui de disposer d’un développement économique relatif, ils demeurent soumis au bon vouloir de Paris pour ce qui concerne les grandes décisions structurantes.
La Bretagne n’est jamais la priorité. Aujourd’hui encore, tout se passe comme si les grandes décisions d’aménagement prise par la centralité cantonnaient la Bretagne au rang d’une nouvelle Cornouaille, terre exotique destinée au repos des cadres et retraités parisiens, en quête d’un meilleur cadre de vie.
Nos travailleurs ne peuvent plus accéder à la propriété pour rester vivre sur leur lieu de vie naturel, sur la côte. Nos jeunes diplômés doivent partir très loin, sans espoir d’un retour proche. Nous ne disposons pas de banque autonome. Notre agriculture peine à sortir du système productiviste imposé dans le cadre d’une répartition nationale du travail, au mépris de l’environnement.
La domination culturelle
La dimension linguistique et culturelle demeure le lieu majeur d’épanouissement du colonialisme français, toujours en marche, puisque l’éradication de nos langues n’est pas encore achevée. Il en a fallu du temps pour en arriver-là, pour que les Bretonnes et les Bretons, le couteau sous la gorge, renoncent à transmettre leur langue à leurs enfants, dans le dessein de leur ouvrir les portes de l’avenir.
Lorsqu’un peuple se retrouve seul, dénué de la moindre institution susceptible de le défendre, confronté en permanence à la représentation négative de lui-même que lui renvoie le système dominant, qui dispose de l’arme suprême, l’éducation nationale, il n’a plus d’autre choix que le renoncement.
Nous l’avons tous vécu, ce renoncement puisque nous en sommes le produit, nous, qui n’avons pas eu le bonheur d’être éduqués dans la langue qui aurait dû être la nôtre. Plus d’un million de locuteurs bretons au début du vingtième siècle, combien aujourd’hui ? Et demain, si rien ne change ? On en dirait autant du gallo. Nous avons une culture et une musique extraordinaire et singulière. Par quels canaux s’exprime-t-elle aujourd’hui ?
Nous ne disposons d’aucune chaîne de télévision digne de ce nom, d’aucune radio capable de diffuser sur l’ensemble de la Bretagne dans des conditions permettant d’être accessible, sans que cela choque grand monde. Il en faut du courage pour faire vivre sa culture dans ces conditions.
Le plus grave peut-être, ce renoncement, pur produit du colonialisme intériorisé, s’exprime encore dans ces politiques linguistiques dérisoires menées par la région bretagne. Entre 7 et 8 millions d’euro consacrés à la politique linguistique par la région Bretagne, alors que les Gallois y consacraient récemment 160 millions de livres. Le renoncement est palpable lorsque ceux qui nous dirigent s’en contentent et ne songent même pas à solliciter le statut particulier qui nous restituerait les compétences et les moyens de restaurer notre dignité. On s’est habitué à ne recevoir que des « épluchures ».
On parlerait de colonisation de peuplement ? Souvenons-nous des propos célèbres tenus par un sous-préfet au 19eme siècle, évoquant l’enclave française de Brest perdue dans un magma étranger qui mériterait bien une politique de colonisation semblable à celle menée en Algérie ou au Maroc. Nos côtes ne sont-elles pas aujourd’hui prises d’assaut par des gens aisés venus d’ailleurs alors que les autochtones ont le plus grand mal à se loger et se trouvent relégués ailleurs ?
Enfin, l’aboutissement de ce long processus d’étouffement, le vol de mémoire. L’histoire de Bretagne n’est pas enseignée à nos enfants. Et pourquoi le serait-elle à partir du moment où une autre histoire s’impose à nous, une histoire plus glorieuse certainement, avec son prêt à penser républicain.
Et dans cette histoire nouvelle, il n’y a pas la moindre place pour notre mémoire bretonne. Cette histoire s’est construite sur la négation de la nôtre et sur notre assujétissement de tous les jours. Voici pourquoi le combat doit être mené sur le terrain de la mémoire et l’association Koun Breizh, mémoire de Bretagne, travaillera à ce lent travail de réappropriation.
Comment nommer ce long processus d’assujétissement et de dépossession de soi, si ce n’est par le nom de colonisation ? Il n’y a pas d’autre terme pour définir cette situation. Ici la colonisation s’est faite insidieuses, enrobée, justifiée des plus belles valeurs universelles, droits de l’homme, égalité.
Mais où a-t-on vu que l’universalisme pouvait déshumaniser, justifier la destruction de peuples et de cultures, pour mieux servir les intérêts d’une métropole et d’une civilisation autoproclamée supérieure ? En vérité personne ne s’y trompe. Le salut repose sur les épaules des victimes de cette histoire tragique. Il leur appartient de dire les mots qui libèrent, pour interrompre ce long mouvement conduisant inévitablement à l’ethnocide et aux poubelles de l’Histoire.
La violence colonialiste que nous avons subie demeure en nous. Nous l’avons intériorisée, cette violence, si bien intériorisée que nous ne la voyons même plus. Voici pourquoi, il faut que la parole se libère aujourd’hui.
Albert Memmi voyait dans l’avènement de la loi générale et impersonnelle, la fin de la période colonialiste. Je ne suis pas d’accord avec lui, précisément en raison de l’intériorisation par les victimes d’une violence qui ne se retrouve pas ou moins dans la loi. Pour avoir été colonisé, il ne suffit pas d’avoir été victime d’une ségrégation territoriale ou légale, d’être réduit à un statut d’infériorité, lorsque la loi qui devrait séparer, confond et assimile une culture minoritaire à la culture majoritaire déclarée supérieure. Nous avons besoin d’un espace de séparation démocratique pour pouvoir faire vivre et rayonner notre culture, et défendre nos intérêts fondamentaux. Qui le fera à notre place dans ce monde de plus en plus menaçant ?
Je finirais par les menaces qui pèsent sur l’humanité. Claude Levi-Strauss disait au soir de sa vie, que nous, Occidentaux, étions devenus les indiens. « Nous avons fait de nous-mêmes ce que nous avons fait d’eux ». Alors que notre monde fini rend grâce et n’en peut plus des appétits de puissances, nous recelons, nous, Bretons, les germes d’un nouveau rapport au monde dénué de l’esprit de conquête et de possession inhérent à la civilisation française. Nous pouvons penser et voir le monde autrement. Il s’agit d’un atout de premier ordre dans ce monde fini.
Il n’est pas de civilisation supérieure devant laquelle nous devrions continuer de ployer. La civilisation française autoproclamée supérieure a commis le pire dans l’Histoire. Elle a tenu le premier rôle dans la dévoration coloniale du monde et de ses richesses, dans les conflits les plus meurtriers de notre Histoire. Elle repose avant toute chose sur l’esprit bourgeois de supériorité et d’appropriation des richesses comme des hommes. Cette civilisation est à l’opposé de notre civilisation bretonne, qui s’appuie sur les notions de partage, de solidarité paysanne, ouvrière et maritime, de coopération et de propriété collective.
Et tout nous montre que la France n’a rien compris. Elle poursuit sa politique de quête éperdue de puissance et de vente d’arme. Voici venu le temps des petites nations, des collectifs à taille humaine capables de viser l’autosuffisance, l’autonomie à base d’énergies renouvelables, capables de cultiver un autre rapport à l’Altérité que celui de la puissance, capables surtout d’un nouveau rapport avec notre terre si mal traitée.
Alors oui, l’avenir nous appartient si nous savons retrouver la force des mots, dire qui est coupable de cette destruction programmée d’humanité -la République- et exiger enfin la réparation historique qui s’impose. Alors nous connaîtrons cette résilience politique sans laquelle nous ne survivrons pas.